«   », ou comment saluer

⇒ article plaisir [1].

Lourde de sens est la comparaison entre les grandes formules traditionnelles de qui connotent à chaque fois une priorité différente dans la perception partagée du monde.

Le grec dit [Χαῖρε], « Réjouis-toi ! », « Sois joyeux [de vivre] ». C'est, nous dit une formule qu' utilise toujours, non seulement quand on se voit pour la première fois, mais même lorsqu'on se sépare et qu'on se hait. Le sens classique dit évidemment la joie, en particulier celle de la victoire (kharma [χάρμα] est le « désir du combat » et, avec valeur concrète, le mot désigne la « pointe de la lance » [Stésichore, fr. 267 Page, cf. Chantraine ad loc.]), et les premiers à l'utiliser ainsi auraient été Philippidès, le messager de Marathon, expirant le mot avec son dernier souffle, ou Cléon, s'adressant, après Sphactérie (en 424) au peuple athénien. Plaisir et jouissance de vivre s'y entendent à coup sûr, comme en témoigne la critique de la formule épistolaire courante, faite au début de la Lettre III attribuée à  : « Platon à Denys II, khaire [“ réjouis-toi ! ”], ai-je bien dans cette lettre trouvé la meilleure formule de salutation ? Ou vaut-il mieux que j'écrive suivant mon habitude eu pratte [εὖ πράττε] [“ agis bien ”, “ réussis ”, que rend du côté du succès par “ Bonne chance ! ”, et plus justement, du côté de la condition morale du bonheur, par le jeu de mots “ [com]porte-toi bien ” (ici même, Lettres), ou “ ComPorte-toi bien ” (Diogène Laërce, III, 61)], formule que j'ai coutume d'utiliser dans mes lettres pour saluer mes amis. Toi […], tu voulus flatter le Dieu de Delphes en utilisant cette formule que tu fis graver : “ Khaire et sauvegarde pour un tyran une vie de plaisir ” » (315a-b, trad. Brisson). Flatterie malséante car, comme en témoigne le Charmide, le dieu de Delphes quant à lui adresse aux hommes un « salut bien supérieur » avec son « Connais-toi toi-même » en lieu et place du Khaire, pour les exhorter « non à se réjouir, mais à être sages » (ou « modérés » : sôphrônein [ὓωϕρωνεῖν], Charmide, 164e). Enfin, entre autres, aurait choisi de dire Hugiaine [῾Υγίανε], « Santé », comme impliquant à la fois le bien-agir et la joie. Cette formule, généralement réservée à l'adieu, est déjà toute romaine.

De fait, le latin, qui propose aue ou haue quand on arrive (c'est peut-être, selon et qui rapportent que « les formules de salutation sont souvent empruntées », l'adaptation d'un mot punique), prend congé avec  : « Porte-toi bien », « onne santé », sur valere, « être fort », « être puissant », physiquement d'abord, mais aussi socialement. À quoi l'on comparera le beau vœu de paix qu'on formule quotidiennement en hébreu comme en arabe; et le plus banal souhait de « bon » laps de temps (bonjour, bonsoir, good morning ou buenos dias), voire de « bonne continuation », qui fait le plus souvent office de salut - ou d'« adieu » - dans nos modernes langues d'Europe.

Barbara Cassin


Bibliographie

Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, trad. fr. M.-O. Goulet-Cazé (dir.), Librairie Générale Française, 1999.

Lucien, Pro lapsu inter salutandum, in Lucian, ed. E.H. Warmington, trad. angl. K. Kilburn, vol. 6, Londres-Cambridge Mass., Loeb Classical Library, 1959.

Platon, Lettres, trad. fr. L. Brisson, Flammarion, “ GF ”, 1987

© Le Seuil / Dictionnaires le Robert, 2019.