beauté  [français] → carte

gr. [κάλλος], [καλόν]
lat.
all.
angl.
it.
→  art, classique, disegno, esthétique, goût, image, leggiadria, mimêsis, plaisir, sublime

Les mots [κάλλος], ou présentent une double difficulté. La première est d'ordre conceptuel et elle est inhérente aux métaphysiques du beau, de à et à toute l'histoire de l' depuis le XVIIIe siècle. En effet, le concept de doit à la fois satisfaire les exigences d'universalité, de nécessité et de rationalité propres à la réflexion philosophique et désigner adéquatement les productions multiples, singulières, et sans dénominateur commun, qui relèvent du champ proprement artistique. La seconde difficulté tient aux particularités sémantiques des langues européennes. Pendant plus d'un millénaire, la pensée grecque du beau a été comprise presque exclusivement dans la langue latine. De même que la signification du mot [μίμησις] a été repensée dans le terme d' [καλόν] a été réinterprété à travers faisant l'objet de constantes relectures à partir de nouveaux champs théoriques. Alors que la pulchritudo d' de suppose une compréhension déterminée d' le même mot, tel qu'il est pensé à la Renaissance, affirme clairement un retour à Platon, surtout à l'auteur du Banquet.

Le passage à la langue vernaculaire entraîne de nouvelles transformations. L'identité des thèmes et de l'inspiration souvent néoplatonicienne ne permet pas d'éviter le jeu des polysémies, des contresens délibérés et volontairement développés selon le mode propre à la pensée de la Renaissance. ne rend pas véritablement le sens de (pas plus qu'il ne correspond tout à fait aujourd'hui à celui de qui est la référence philosophique et esthétique de la plupart des théoriciens italiens contemporains). Par ailleurs, Schönheit est lui-même un terme très polysémique. Ainsi, ce que et ont pensé sous ce mot ne permet aucun rapprochement, voire aucune comparaison.

Quant à la volonté contemporaine de réduire le beau à un concept axiologique, donc à la problématique d'une logique du (souvent en vue de disqualifier et le beau et la valeur), elle a abouti à rendre la signification du mot beaucoup plus complexe et souvent plus obscure, sans parvenir pour autant à des résultats positifs pour la théorie.

I. Métaphysique et rhétorique : «   », «   »

Théorisée par et le l'idée de beau s'est répandue en Europe par la langue latine; ce qui signifie que, de manière décisive, [τὸ καλόν] (adj. substantivé, le beau) et [τὸ κάλλος] (substantif à géminée, la beauté — créera le féminin [καλότης], voir Chantraine, s. v) sont compris à travers les textes de de même que les écrits de et de sont interprétés et diffusés par les commentaires de La théorie de l'art se construit à la Renaissance à l'intérieur de la langue latine pour se développer ensuite en italien ou en français. Chez les théoriciens de l'art italien, renvoie à un platonisme explicitement inspiré de Cicéron, c'est-à-dire à un kalon entièrement réélaboré à partir du

A. Des fondements métaphysiques du

La pensée grecque du est soumise à trois orientations essentielles : 1. éthique et métaphysique, à travers l'identification du beau, du et du Celle-ci sera amplement développée au Moyen Âge (Pulchrum perfectum est); 2. esthétique, en privilégiant d'emblée le domaine visuel. Cette conception se radicalise et s'accomplit dans la pensée de la Renaissance, conditionnant profondément le sens de et celui de par le primat de l'œil et de la vision; 3. artistique. C'est surtout cette dernière signification qui a été retenue par la culture européenne jusqu'au XIXesiècle. Mais l'identification de l' et du beau, déjà lourde d'ambiguïtés dès son origine, a toujours constitué une source de problèmes et d'apories qui aboutiront à sa mise en cause radicale par la pensée esthétique moderne.

a. «   », «   », «   » : les mots grecs pour dire le

La définition du mot que prête aux sophistes était sans doute d'un usage courant au Ve siècle : « to kalon esti to di' akoês te kai opseôs hêdu (τὸ καλόν ἐστι τὸ δι᾽ ἀκοῆς τε καὶ δι᾽ ὄψεως ἡδύ) [Le beau, c'est le procuré par l'ouïe et la vue] » (Hippias Majeur, 298 a). Mais est déjà un terme générique puisque la langue grecque dispose de termes plus techniques comme [συμμετρία], la commensurabilité, la proportion, pour désigner toutes les formes de la beauté visible, ou [ἁρμονία], l'ajustement, l'accord, pour caractériser le beau auditif, sans compter un grand nombre de composés descriptifs en [εὐ] (adverbe qui exprime l'abondance, la réussite, la facilité, et qu'on rend souvent par « bien »; ainsi [εὐειδής] dit le beau comme « beau à voir », la grâce d'une femme ou d'un guerrier; et [εὐπρεπής], « qui convient bien », dit le beau comme décent, seyant, distingué, glorieux). Lorsque emploie il fait appel aux multiples sens du vocable, de sorte que le sens d'honnête, de juste ou de pur peut se fondre avec le sens proprement esthétique du terme.

⇒ 2 encadré [1] Bel et bon: « kalos kagathos »

b. Les distinctions platoniciennes

b. 1 Les beautés relatives et le beau en soi, «   »

La polysémie de est au cœur de l'Hippias majeur où sont examinées plusieurs définitions du qui s'avèrent toutes insatisfaisantes. La distinction entre les choses belles et le beau est reprise dans le Banquet, mais d'une toute autre manière. La dialectique ascendante de l'amour remonte de la beauté des corps à celle des âmes, des discours, des actions et des lois, puis à la beauté des sciences, pour atteindre enfin le ( [αὐτὸ τὸ καλὸν], 211 d), cette réalité qui « n'est pas belle par un côté et laide par un autre (têi men kalon, têi d'aiskhron Ωτῇ μὲν καλόν, τῇ δ᾽ αἰσχρόν»), belle à un moment et laide à un autre, belle ici et laide ailleurs, belle pour certains et laide pour d'autres » et qui n'est pas « située dans un être différent d'elle-même, par exemple dans un vivant, dans la terre ou dans le ciel, ou dans n'importe qui d'autre » (211a-b, trad. fr. L. Brisson).

b. 2 La hiérarchie des formes de beautés visibles

À cette distinction entre les beautés relatives et le beau absolu, s'ajoute celle que établit à de multiples reprises entre les diverses formes de beautés visibles, entre les corps vivants, les peintures et les figures géométriques, comme dans le Philèbe :

« Ainsi, par la beauté des formes (skhêmatôn te gar kallos [σχημάτων τε γὰρ κάλλος]), ce que j'essaie d'expliquer n'est pas ce que comprendrait le vulgaire, par exemple la beauté des corps vivants ou des peintures (ê zôiôn ê tinôn zôgraphêmatôn [ἢ ζῴων ἤ τινων ζωγραϕημάτων]); c'est de que je parle […] et de (euthu ti […] kai peripheres [εὐθύ τι] (…) [καὶ περιϕερὲς]), et des surfaces ou des solides qui en proviennent, à l'aide soit de tours soit de règles et d'équerres » (51c, trad. fr. A. Diès, Les Belles Lettres, 1978).

Sans s'attarder sur l'héritage pythagoricien de ces idéalités géométriques, il faut cependant rappeler que le sens de la beauté des formes est ici inséparable de leur pureté, née de l'abstraction des figures sensibles. Or, la position sensualiste et relativiste des qui insistent sur la subjectivité de la perception, celle qui s'attache à la variété infinie des couleurs et des formes sensibles, s'oppose à la philosophie et à son esthétique des nombres. Si la pensée de penche en faveur de cette seconde conception, cela ne signifie pas que les qualités sensibles, les couleurs, les métaux précieux soient absolument sans valeur : ils participent seulement à un monde profondément dégradé, absorbé dans le sensible. Dans le mythe cosmologique sur lequel s'achève le Phédon, les couleurs de la terre supérieure, celles des cimes éthérées, sont qualifiées de manière superlative (« plus éclatantes et plus pures » [lamproroterôn kai katharoterôn (λαμπροτέρων καὶ καθαρωτέρων)], au point que cette brillance donne à leur bariolage une unité d'aspect, d'«   » ( [εἶδος]) :

« Mais là-bas, c'est la terre tout entière qui est faite de telles couleurs, et même de couleurs encore plus éclatantes et plus pures. Là elle est pourpre et d'une beauté extraordinaire (thaumastên to kallos [θαυμαστὴν τὸ κάλλος]), là elle est dorée; ailleurs elle est d'une blancheur plus blanche que craie ou que neige, et, de même, quand elle comporte d'autres couleurs, celles-ci sont plus nombreuses et plus belles (pleionôn kai kallionôn [πλειόνων καὶ καλλιόνων]) que toutes celles qu'il nous a été donné de voir. Car les creux de la terre […] présentent un certain aspect de couleur qui resplendit (khrômatos ti eidos (…) stilbonta [χρώματός τι εἶδος (…) στίλβοντα) au sein de la variété des autres couleurs, si bien que la terre apparaît sous un certain unique aspect continu varié (hen ti autês eidos sunekhes poikilon (ἕν τι αὐτῆς εἶδος συνεχὲς ποικίλον)] » (110c, trad. fr. M. Dixsaut, « GF », 1991, modifiée).

C'est dans l'espace au-delà de la voûte céleste que, dans le mythe du Phèdre, se laissent contempler dans leur commun éclat la « l'essence qui est réellement, elle est incolore, informe, impalpable » (hê gar akhrômatos te kai askhêmatistos kai anaphês ousia antôs ousa [ἡ γὰρ ἀχρώματός τε καὶ ἀσχημάτιστος καὶ ἀναϕὴς], 247c), et la « la beauté était alors éclatante à voir » (kallos de tote ên idein lampron Ωκάλλος δὲ τότ᾽ ἦν ἰδεῖν λαμπρόν», 250b), « la plus manifeste des splendeurs » (stilbon enargestata Ωστίλβον ἐναργέστατα»),250d). C'est évidemment par analogie au monde intelligible que les figures les plus pures trouvent une signification.

c. La «   » chez les philosophes de la Renaissance : entre platonisme et syncrétisme

Les philosophes de la Renaissance, comme et les théoriciens de l'art, pensent être fidèles à la conception platonicienne du en l'exemplifiant sous la forme de représentations symboliques et allégoriques. La théorie de l'art de la Renaissance repose sur ce paradoxe qui consiste à éclipser, parfois à méconnaître, le primat intellectuel du beau au profit de la démarche constituée d' sensibles, des proportions parfaites des figures géométriques jusqu'aux couleurs pures. Le culte de aux XVe et XVIe siècles fait naître une interprétation de d'autant plus importante qu'elle se diffuse jusqu'au XIXe siècle : l' se meut progressivement en idéal, et si la pureté des figures géométriques a une valeur paradigmatique capitale, c'est en fonction du «   » et en relation à l'héritage pythagoricien. Lorsque écrit : « Amor enim fruende pulchritudinis desiderium est. Pulchritudo autem splendor quidam est, humanum ad se rapiens [Car l'amour est en effet désir de jouir de la beauté. Or la beauté est l'éclat qui attire à soi l' humaine] », ou encore : « Praetera rationalis anima proxime pendet ex mente divina et pulchritudinis ideam sibi illine impressam servat intus [En outre, l'âme rationnelle dépend étroitement de l'esprit divin et conserve en elle l'idée de la beauté que celui-ci lui a imprimée] » (Plotini Enneadis I, 66, in Opera Omnia, p. 1328), sa définition de la est incontestablement d'inspiration platonicienne. Mais n'est pas ici l'équivalent de Chez Ficin, comme chez maints philosophes de la Renaissance, le sens de pulchritudo est d'autant plus difficile à déterminer que, sous son apparente unité, il est profondément conditionné par un qui juxtapose Si la conception selon laquelle l' est le médiateur nécessaire pour accéder au reste conforme à la pensée platonicienne, l'idée que les beautés terrestres sont le reflet de la splendeur céleste doit beaucoup plus à Plotin qu'à Platon.

⇒ 2 encadré [2] Le Beau comme participation à la lumière et intériorité: Plotin

Lorsqu'un platonicien comme artiste et théoricien, écrit dans ses Commentarii (v. 1450) : « La proportionalità solamente fa pulchritudine [C'est seulement la proportionalité qui fait la beauté] », la est assurément l'un des attributs essentiels du voire son essence, mais elle n'est pas déterminée en référence à la théorie des de elle est empruntée en réalité au De Architectura de (Ier siècle av. J.-C). Héritée des théories grecques de l'architecture, la pensée esthétique de Vitruve est centrée sur les concepts de [διάθεσις] (l'ordre des parties par rapport à la totalité), d' [εὐρυθμία] (le charme qui naît de la composition des parties) et de (la relation de convenance qui existe entre les parties elles-mêmes et l'œuvre comme totalité). En dépit de leur platonisme plus ou moins déclaré, ces déterminations du beau étaient relativement étrangères aux spéculations du Philèbe ou du Timée. Mais elles sont si intimement liées au concept de à son [ἰδέα], depuis le Moyen Âge et la Renaissance, que la plupart des théoriciens les reprennent comme telles jusqu'au XIXe siècle, en devant à chaque fois les analyser, les justifier et les fonder dans le corps d'une doctrine. C'est ainsi que les définit encore comme des catégories constitutives de la beauté de la forme abstraite. Telle que Vitruve la transmet, la entend restituer toutes les significations de et c'est en fonction d'elle que les auteurs de la postérité pourront platoniser à propos des idées de de et d' comme conditions spécifiques du beau.

B. Le règne exclusif de «   »

a. L'adultération de «   » par «   » : le modèle intérieur (Cicéron)

En réalité, de l'antiquité jusqu'au XVIIIe siècle et même jusqu'au XIXe siècle, l'idée platonicienne du n'a été le plus souvent alléguée comme argument esthétique suprême que pour lui faire dire autre chose, voire le contraire, de ce qu'elle énonçait effectivement. L'un des auteurs les plus célèbres de cette inversion philosophique au profit d'une conception de l' fut le véritable père de la théorie de l'art. Dans le De finibus, Cicéron écrit « Et quoniam haec deducuntur de corpore, quid est cur non recte pulchritudo etiam ipsa propter se expedanta ducatur ? [Et puisque tout cela est du domaine corporel, pourquoi ne pas considérer que la beauté mérite d'être recherchée pour elle-même ?] » (V, 47). Que veut dire ici Le mot implique le double sens d'une beauté corporelle, accomplie et parfaite — sens qu'il exprime plus fortement que celui de  — et d'une sorte d'excellence morale, proche du des Grecs. Mais le sens spécifiquement esthétique apparaît clairement dans ce passage du De natura deorum expose la cosmologie des ce qui occupe avant tout l' écrit-il, « c'est d'abord que le monde soit le mieux fait possible pour durer, ensuite qu'il ne manque de rien et surtout qu'il ait en lui une beauté éminente (eximia pulchritudo) et toutes les parures (omnis ornatus) » (De la nature des dieux, II, 22, trad. fr. É. Bréhier revue par P. Aubenque, in Les Stoïciens, Gallimard, « La Pléiade », 1964, p. 429) (c'est le sens de [κόσμος]). En dépit de leur position sémantique dans le latin, pulchrum et pulchritudo, contrairement à forma, venustus, elegans et naturellement bellus, ne seront pas intégrés aux vocabulaires des langues romanes. Reste que c'est ce mot qui, dans le latin classique, est jugé le plus apte à rendre l'universalité et la rigueur abstraite de l'idée de beau. Dans un passage célèbre de L'Orateur, définit ainsi le comme

« Il n'y a rien, dans aucun genre, de si beau (tam pulchrum) qu'il ne soit encore inférieur en beauté à ce dont il n'est que le reflet, comme l'est un portrait par rapport au visage. Cet objet, nous ne pouvons le saisir ni par la vue, ni par l'ouïe, non plus que par aucun autre sens; nous ne l'embrassons que par la pensée et par l'esprit (cogitatione tantum et mente complectimur). Ainsi, pour ce qui est des statues de Phidias, qui sont, dans leur genre, ce que nous voyons de plus parfait, de même que pour les peintures que j'ai citées, nous pouvons cependant en imaginer de plus belles (cogitare tamen possumus pulchriora); et cet artiste, lorsqu'il créait la figure de Jupiter et de Minerve, n'avait sous les yeux personne pour lui servir de modèle, mais c'est dans son propre esprit (mente) que résidait l'image de la beauté suprême (species pulchritudinis eximia) qu'il contemplait; c'est sur elle qu'il fixait son regard et c'est elle qui lui servait de modèle pour diriger son art et sa main » (L'Orateur, II, 7).

En dépit du contre-sens manifeste qu'elle représente par rapport à la pensée de l'adultération du par est décisive parce qu'elle aura une valeur d'autorité et de référence pour les théoriciens de l'art de l'âge classique et même pour le fondateur de l' à savoir En identifiant l'Idée platonicienne du Beau, le to kallos, à l'idéal du beau, c'est-à-dire à une sorte de immanent à la conscience de l'artiste avant tout acte créateur, Cicéron donne à pulchrum une nouvelle signification. Dès lors, la séparation du beau et des arts mimétiques que maintenait la métaphysique platonicienne est en grande partie surmontée. Elle ne subsistera plus que dans la pensée scolastique, et chez et

b. «   » et (saint Thomas)

La signification de chez est d'abord déterminée par l'effort pour résoudre les problèmes posés par les conceptions antagonistes de la pensée scolastique que sont le réalisme des théories platoniciennes et le subjectivisme toujours rémanent dans la réflexion esthétique, et surtout les divers ordres selon lesquels le mot se déploie : l'ordre ontologique ou métaphysique, l'ordre logique, anthropologique et enfin spécifiquement esthétique. En effet, en tant qu'il suppose une relation de entre la et la pulchrum possède un statut ontologique inséparable de la structure de la réalité. Par ailleurs, cette conception exclut explicitement toute orientation idéaliste ou subjectiviste. Ce qui ne signifie pas que la subjectivité esthétique, au sens d'une sensible dans la perception de l'objet, soit écartée :

« Unde pulchrum in debita proportione consistit : quia sensu delectatur in rebus debite proportionatis, sicut in sibi similibus; nam et sensus ratio quaedam est, et omnis virtus cognoscitiva [Aussi le beau consiste-t-il dans une juste proportion des choses, car nos sens se délectent dans les choses proportionnées qui leur ressemblent en tant qu'ils comportent un certain ordre, comme toute vertu cognitive.] » (Somme théologique, 1re partie, art. 4. q. 5., trad. fr. A.-M. Roguet, Cerf, p. 190).

Le propre de tient à ce qu'il implique un acte de connaissance, c'est-à-dire un effort du pour comprendre les propriétés esthétiques objectives inhérentes à la structure de la réalité et du monde. Pulchrum veut dire compréhension intellectuelle, y compris sur le mode sensible. En outre, en tant que transcendantal, le possède ce que nomme trois propriétés : «   », «   », «   », qui constituent la signification la plus durable de l'idéal classique dans les arts et déterminent pour longtemps les catégories les plus générales de l'esthétique. Mais quelles que soient les significations ultérieures de pulchrum ou de à titre de chez les auteurs scolastiques ou comme chez les théoriciens de la Renaissance, les mots désignant la dans les langues romanes restent profondément marqués par l'apport de la métaphysique et de la antiques.

II. «   » dans les théories de l'art de la Renaissance

C'est en s'opposant implicitement à cette métaphysique qu' et s'efforcent de construire l'idée de à partir d'un système de présentant une valeur théorique parfaitement autonome. Chez les théoriciens de la Renaissance, n'est certes pas une traduction de Mais l'effort considérable pour transférer à la théorie de l'art les théories de la et de la contemplation de l' du néoplatonisme donne à bellezza une orientation plus intellectualiste, exaltant délibérément le primat de la vision, de sorte que ce mot possède assurément un sens plus visuel que n'aura, par exemple, ou surtout En réalité, contrairement à pulchritudo qui sert presque toujours à exprimer une idée métaphysique, y compris dans le champ de la rhétorique, bellezza doit satisfaire plusieurs exigences contradictoires : la bellezza doit se conformer à l' comme instance supérieure, elle doit se réaliser dans l'œuvre comme système idéel de proportions et de mesures tout en exploitant la totalité des formes de la réalité empirique, et enfin, en s'appuyant sur des règles artistiques fixées a priori et l'exercice effectif de l'art, elle nous montre que l'œuvre est une seconde création de la nature, une analogue à la Le mot cristallise ainsi un ensemble de tensions et d'aspirations souvent incompatibles, au risque de devenir parfois presque inintelligible. Toute la pensée allégorique de la Renaissance exemplifie ce nœud de contradictions et y trouve le principe de son inépuisable fécondité. L'idée chère à que la beauté est par essence éloignée de la matière corporelle ne peut être admise par Alberti et Léonard parce que la la et l' doivent impérativement s'objectiver dans une œuvre parfaite.

⇒ 2 encadré [3] « Bellezza » et « vaghezza »

L'idea della bellezza reste une autorité métaphysique, reconnue comme immanente à la conscience de l'artiste, mais qui ne trouve son intelligibilité que dans la souveraineté de la La juste application du système de relations et de mesures qu'est la devient alors une condition à priori, nécessaire et suffisante, de l'accomplissement de l'oeuvre. Comme le dit

« La beauté (bellezza) tant désirée n'est qu'un reflet de la suprême lumière et comme un rayon de la divinité et elle me paraît constituée d'un équilibre harmonieux des parties (buona simmetria di parti) joint à la ( ) des couleurs qui représentent sur terre les reliques et les gages de la vie céleste et immortelle » (Microcosmo della pittura, Cesena, 1657, I.17, p. 107).

La définition de Scannelli résume toutes les finalités de l'idéal classique, mais elle est déjà anachronique au XVIIe siècle. La téléologie de la « simmetria di parti » qui a régné depuis les pythagoriciens jusqu'à la Renaissance, cette conception du comme reflet de la vie céleste encore âprement défendue par et est désormais menacée. Déjà et les théoriciens du avaient repris à leur compte la critique de la et finalement de la que l'on trouvait chez L'apparition du comme nouveau critère déterminant, du (voir génie), de la diversité des fait que l'équilibre de la théorie classique du est fortement ébranlé, comme en témoignent les premières lignes du Traité du beau de publié en 1715 : « Il y a sans doute très peu de termes dont les hommes se servent plus souvent que celui de beau, et cependant rien n'est moins déterminé que sa signification, rien de plus vague que son idée. »

III. Le procès de subjectivation du «   » : de l'artistique à l'esthétique

A. «   » et «   » : les tentatives de synthèse de l'hétérogène

Avant le XVIIIe siècle, le mot français est rarement substantivé et sa diversité sémantique, fortement marquée dans l'usage de l'adjectif, est souvent étrangère à toute préoccupation esthétique. « Le beau monde », « le bel esprit », « il fait beau », dans tous ces cas, le mot exprime une certaine idée de perfection et parfois une nuance d'ironie. Comparé à l'italien, il est en outre beaucoup plus éloigné de toute référence métaphysique et théologique.

a. Le dans le rationalisme philosophique : et

Il est particulièrement frappant que beau n'a guère de contenu philosophique et qu'il tend à n'être souvent qu'un prédicat ou même une référence neutre. Dans son usage le plus abstrait, le mot apparaît chez « Certes, il est malaisé de trouver ou de s'imaginer une plus belle chose au monde que la lumière, puisqu'il semble que la beauté de toutes les autres choses dépend d'elle » (Questions inouyes, quest.13, 1634, in Mersenne, Fayard, « Corpus des Œuvres de philosophie en langue française », 1985, p. 263-264). La connotation néoplatonicienne du mot est ici très pauvre et relève d'un usage plutôt conventionnel. Dans une lettre à Mersenne, déclare :

« Pour votre question, savoir si on peut établir la raison du beau, c'est de même que si vous demandiez auparavant pourquoi un son est plus agréable que l'autre, sinon que le mot beau semble plus particulièrement se rapporter au sens de la vue. Mais généralement ni le beau ni l'agréable ne signifient rien qu'un rapport de notre jugement à l'objet; et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau, ni l'agréable, aient aucune mesure déterminée » (Lettre à Mersenne, 18 mars 1630, Œuvres, Gallimard, « La Pléiade », p. 924).

Autrement dit, le jugement sur le beau n'est que l'expression d'une préférence personnelle et subjective et ne peut donc faire l'objet d'un traitement philosophique. est tout aussi explicite lorsqu'il écrit que la beauté ( ) n'est jamais une qualité de l'objet mais « un ( ) en celui qui le regarde », étroitement conditionné par notre constitution et notre tempérament (Lettre à Hugo Boxel, 1674, in Oeuvres, Gallimard, « La Pléiade », p. 1238). De à le rationalisme philosophique tend à faire du jugement sur le et du beau lui-même un produit de la subjectivité; et cette subjectivité engendre nécessairement un infini qui n'anéantit pas seulement toute objectivité possible du beau mais le ravale également au rang d'illusion. Dès le XVIIe siècle, avant même que naisse l' comme discipline philosophique, son concept le plus essentiel est ainsi déjà très largement invalidé au nom de la rationalité philosophique.

b. Le déplacement de dans la théorie de l'art

La première conséquence est que l'intelligibilité du ne peut plus être déterminée par la réflexion philosophique et qu'elle va en quelque sorte se déplacer dans le champ de la théorie de l'art et de la naissante. Le mot survit dans ses attributs essentiels, ses déterminations métonymiques que sont la perfection, la forme et les systèmes de proportions. Si le beau ne peut plus être conçu comme un transcendantal au sens des scolastiques, comme une idée à laquelle se conforme la pensée de l'artiste, il doit alors être défini dans l'immanence de l'expérience de l'art. Qu'il s'agisse du créateur ou du spectateur, chacun se voit contraint de réfléchir sur les critères du beau tels qu'ils sont donnés par la l' et la c'est-à-dire dans une expérience perceptive qui disqualifie nécessairement les raisonnements a priori et les démarches déductives. Seule l'exemplarité de la perfection d'un tableau, d'un poème ou d'une architecture, permet de vérifier positivement le bien-fondé des règles, de sorte que l'idée d'une règle sans référence possible, déterminée a priori comme chez les théoriciens italiens, est désormais exclue. Mais cette immanence qu'implique l'attention portée aux règles et à l'idéalité des grands modèles dans la relation aux œuvres d'art, n'implique aucune forme de réalisme des propriétés artistiques. L'idée qu'une qualité artistique et esthétique puisse subsister à titre de propriété réelle et inhérente à l'objet, indépendamment de l'application de la règle et de l'exercice du jugement, apparaît à présent hautement problématique. Même pourtant résolu à restaurer le de manière aussi rationnelle que possible, refuse tout objectivisme et ne voit d'issue que dans une Les hommes, écrit-il, doivent « se former une idée du beau qui pût leur servir de règle dans leurs jugements » (Traité de la beauté des ouvrages de l'esprit, Toulouse, 1689, p. 2-3). Le précepte de Nicole repose sur une exigence théorique devenue exorbitante, à savoir l'identification du et du et le primat accordé à l' dans l'exercice du jugement, de sorte que la solution théorique qu'il propose risque fort d'être une nouvelle source d'embarras. À l' de l'idée de beau, se substitue peu à peu l'exigence d'universalité des systèmes de artistiques. En se fondant sur le refus d'une démarche purement spéculative, donc métaphysique, l'entreprise s'efforce à rien de moins que concilier la singularité de la règle de l'art — modifiable à chacune de ses applications — et le droit à l'universalité esthétique.

⇒ 2 encadré [4] La beauté et la grâce

c. De Boileau à Diderot : les tentatives de définition du

Si le peut être ainsi réactivé en dépit de la crise philosophique dont il est l'objet, c'est en vertu de l'intervention du discours institutionnel, celui de l' de peinture et de sculpture fondée en 1648, dont l'une des fonctions est de produire des catégories artistiques et esthétiques. Reste qu'une solution en accord avec les exigences du rationalisme attend son théoricien. C'est à qu'il revient de réaliser ce programme correspondant à l'horizon d'attente suscité par la doctrine classique. Il donnera au mot une nouvelle signification, qui sera décisive pour l'orientation que prendra ultérieurement la pensée esthétique du XVIIIe siècle : « Rien n'est beau que le Vrai et le Vrai seul est aimable » (Épître IX). Le vrai qui doit être au cœur de la beauté de l'art n'est nullement l'expression du bon sens ou d'un vague sens commun, mais bien ce que doit viser le génie de l'artiste dans la mesure où celui-ci a pour finalité d'atteindre ce lieu où la et la la et la ne font qu'un. Le génie de l'art est donc de parvenir à la synthèse de ces données hétérogènes. Ce que l'excès de production patent en Espagne et en Italie, ne saurait réaliser parce qu'il transgresse l'ordre de la nature, et donc celui du vrai, au profit de la seule

Mais, bien que ait conçu le beau comme une diversité d'instances (la nature, le vrai, un ordre rationnel) dans l'unité du concept, il n'apercevait pas encore cette infinité de relations qui menace sans cesse l'univocité du mot. Dès le début du XVIIIe siècle, détermine la difficulté centrale à laquelle l' se verra confrontée :

« Quand on demande ce que c'est que le Beau, on ne prétend pas parler d'un objet qui existe hors de nous et séparé de tout autre, comme quand on demande ce que c'est qu'un Cheval, ce que c'est qu'un Arbre. Un Arbre est un Arbre, un Cheval est un Cheval, il est ce qu'il est absolument, en soi-même, et sans qu'il soit nécessaire de le comparer avec quelqu'une des autres parties que renferme l'Univers. Il n'en est pas ainsi de la Beauté, ce terme n'est pas absolu, mais il exprime le rapport des objets que nous appelons Beaux avec nos idées, ou avec nos sentiments, avec nos lumières, ou avec notre cœur, ou enfin avec d'autres objets différents de nous-mêmes. De sorte que pour fixer l'idée de la Beauté, il faut déterminer et parcourir en détail les relations auxquelles on attache ce nom » (Traité du beau, p. 22).

En affirmant que le concept de n'est intelligible que dans l'analyse d'une pluralité de relations et de déterminations, l'auteur ouvre un procès qui, à long terme, menace de vider la notion de tout contenu productif.

En réalité, les réflexions sur le mot indiquent clairement un processus de subjectivation fondé sur des considérations psychologiques. Que veut dire beau ? Pour l' « Beau est dit de tout ce qui plaît, lorsque le sentiment de plaisir, quoique reçu par quelqu'organe du corps, est dans l'âme même et non dans cet organe » (Essais sur divers sujets de littérature et de morale, vol. 3, p. 217-218). Chez la subjectivité du sentiment de se meut en radical : « Demandez à un crapaud ce que c'est que la beauté, le grand beau, le to kalon ? Il vous répondra que c'est sa crapaude avec des gros yeux ronds sortant de sa petite tête […] Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par du galimatias; il leur faut quelque chose de conforme à l'archétype du beau en essence, au to kalon. » (Dictionnaire philosophique, art. « Beau »). En tentant de sauver le concept par le recours à l' de la « belle nature », ne fait qu'éluder le problème par l'extension systématique de la à l'application de tous les Beaux-arts. Pour comme pour beaucoup d'autres théoriciens, seule la référence aux auteurs anglais, à l'idée du beau comme «   », peut permettre de préserver une idée battue en brèche par l'hégémonie du et une certaine hostilité à la métaphysique. Mais ce sentiment esthétique implique naturellement un corrélat qui doit être déterminé dans un système de relations et de proportions. La définition la plus précise du chez Diderot se fait au prix d'un effort pour éviter le relativisme d'un et l'objectivisme de la tradition classique. Le jugement esthétique doit surmonter tout substantialisme de la qualité ou de l'objet mais en maintenant cependant un principe d'objectivité. La solution à ce problème est entièrement suspendue à l'idée de qui a son fondement à la fois dans le jugement et dans les choses. Le sentiment du beau a son origine dans la perception des rapports :

« Le beau qui résulte de la perception d'un seul rapport est moindre ordinairement que celui qui résulte de la perception de plusieurs rapports […] Cependant il ne faut pas multiplier le nombre des rapports à l'infini; et la beauté ne suit pas cette progression : nous n'admettons de rapports dans les belles choses que ce qu'un bon esprit en peut saisir nettement et facilement » (art. « Beau », 1751, Œuvres esthétiques, Garnier, 1956, p. 428-429).

On peut dès lors affirmer que l'instauration d'une discipline exclusivement philosophique, à savoir l' est en mesure à présent de donner un sens à une catégorie exigeant une véritable entreprise de refondation qui entraînera un bouleversement de la problématique traditionnelle.

B. «   » et «   » : de l'excellence morale au esthétique

ou n'est pas réductible au concept de tel qu'il est construit par l'histoire de la philosophie. Le rapprochement issu de la tradition platonicienne entre beauty et qui renvoie au grec ne constitue pas le cœur de la réflexion sur ce réseau. L'usage de beauty est très diversifié. Il fait intervenir des propriétés esthétiques et non esthétiques, qualifie l'objet et sa forme, reconnaît un plaisir spécifique du sujet. Du côté de l'objet, beauty s'associe à ou à du côté du sujet, beauty renvoie à ou

a. et

Le recours à ou à s'avère tout d'abord indissociable d'une analyse de la relation du et du L'idée de surgit en Angleterre autour de 1700 pour unir sentiment du beau et discernement moral. Selon les Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times de (1711), l'homme se rapproche du caractère absolu de la beauté en se consacrant à la connaissance de soi. Ainsi, le soliloque comme dialogue intérieur exprime un sentiment juste du beau et du bien qui révèle la profondeur de l'âme, l'ordre du cœur. et prolongeront cette figure archétypale de la beauté morale avec la ( ). L'originalité de la tradition de langue anglaise se construit alors ailleurs, dans d'autres occurrences de beauty. Dans A Treatise of Human Nature (1739-1740), introduit deux conceptions de la beauté : l'une anthropologique ou passionnelle — la (« beauty is a form ») —, l'autre sociale ou pratique — la (« beauty of interest »). La beauté est une forme qui produit du Étroitement reliée au moi, elle devient un objet d'orgueil et appartient au domaine des Mais la beauté repose aussi sur la commodité qui donne du plaisir : par exemple, la fonctionnalité d'une maison, le luxe d'un édifice ou la fertilité d'un champ appartiennent au registre de la beauté. La valeur de la beauté des objets réside dans leur usage. La contemplation du beau suppose un jeu social entre un propriétaire et un spectateur de telle sorte que le spectateur s'intéresse par sympathie ou par communication aisée des sentiments à un avantage qui concerne directement le propriétaire de l'objet. Ces deux acceptions de beauty ne reposent pas sur un éclairage proprement artistique du terme. dans The Theory of Moral Sentiments (1759), renforce l'importance de la beauté d'intérêt en insistant sur l'arrangement des objets qui procure la commodité et produit de manière manifeste le sentiment d' chez le spectateur; de tels objets satisfont efficacement à l'amour de la distinction si prompt à fournir une satisfaction par sympathie avec un propriétaire qui apparaît heureusement pourvu.

b. Déterminations intra-esthétiques du

b. 1 «   » et «   » (Alison)

Aux approches anthropologiques et sociales de et de il faut ajouter des réflexions plus proprement intra-esthétiques dans la détermination du sujet ou de l'objet du beau. Ainsi, dans Essays on the Nature and Principles of Taste (1790), n'associe pas la aux qualités des objets. Les objets ne sont que des qui produisent une émotion. Dans la perspective d'une histoire du perfectionnement des arts, la qualité de l' ( ) (voir disegno) est d'abord productrice de l' L'uniformité et la régularité expriment alors adéquatement l'existence du design en permettant de dégager dans l'objet une ressemblance des parties qui fait percevoir une forme régulière. Mais, plus les arts sont traversés par le talent, plus l'émotion de beauté qu'ils peuvent offrir tient à l'expression de la et non de l'intention. Le grand critère de l'excellence dans les formes belles est le ( ) ou l' qui correspond à l'apparence ou à la perception d'une qualité qui affecte à partir de la variété des formes. La supériorité de «   » sur «   » est accompagnée de ce qui peut constituer un caractère proprement artistique, voire stylistique de la beauté : la contemplation de l'expressivité libre des formes.

b. 2 «   » et «   » (Hogarth)

Les analyses d'Alison sur les arts peuvent alors être éclairées par The Analysis of Beauty du peintre (1753), ouvrage sur les conditions de la beauté d'un tableau. est compris à partir des règles du tracé pour le peintre. Selon Hogarth, l'esprit de la peinture a toujours été victime de préjugés en faveur des de la géométrisation de l'espace dans la représentation de la beauté des formes humaines. Hogarth propose de mettre plutôt au centre de la peinture la ou courbe comme ligne de beauté. Beauty n'est plus alors associé à mais à [voir encadré 4], ce dernier terme soulignant la variété infinie, la complexité des formes, l'attrait du «   ». La réflexion sur la aboutit à la nécessité de défendre l'autonomie de l'expression artistique, le devenir expressif de la peinture.

b. 3 «   » et «   » (Hutcheson)

Par ailleurs, sert à une interrogation sur le processus cognitif et affectif qui génère l'idée de beauté dans l'esprit percevant. Dans cette perspective, la conception de la beauté et de sa perception dans An Inquiry into the Original of our Ideas of Beauty and Virtue de (1725), s'avère essentielle et originale. L'homme dispose d'une faculté de percevoir les idées de beauté et d' ou d'un sens interne de la beauté par lequel le frappe immédiatement en même temps que l'idée de beauté. Le («   ») est une faculté passive de recevoir des idées de beauté de tous les objets dans lesquels il y a de l' au sein de la et sont des synonymes de L'appréciation de la beauté exige le fonctionnement d'un sens interne mais elle suppose aussi une règle du beau, le fondement de la beauté des œuvres d'art résidant dans l'unité de entre les parties et entre chaque partie et le tout. Hutcheson permet l'émergence de catégories propres à l'appréciation du beau. On peut désormais reconnaître une valeur propre à la beauté. La beauté s'avère de plus en plus liée à la valeur esthétique; il est alors tout à fait possible de faire une large place à beauty dans la réflexion esthétique contemporaine (M. Mothersill, Beauty restored, 1984; E. Zemach, Real Beauty, 1997).

IV. «   » et ses finalités philosophiques

A. «  «  chez Kant : une rupture avec toutes les conceptions antérieures du «   »

C'est dans le latin de que trouve d'abord une définition du beau qu'il rejettera de manière décisive pour toute l'histoire de l'esthétique. Le passage de tel qu'il est utilisé par Baumgarten, à au sens que lui donne Kant, constitue une rupture fondamentale avec toutes les conceptions antérieures du beau, celles des métaphysiques du beau comme des théories de l'art.

a. «   » et vérité esthétique selon Baumgarten

Le projet de exposé dans sa Metaphysica et son Aesthetica, est de construire une théorie dans laquelle le beau devient véritablement l'objet d'une connaissance s'exprimant selon des concepts et des formes de sensibilité qui lui sont propres. « Aesthetices finis est perfectio cognitionis sensitivae, qua talis, haec autem est pulchritudo [La fin de l' est la perfection de la connaissance sensible comme telle, c'est-à-dire la beauté] » (Aesthetica, I, 1, § 14, trad. fr. J.-Y. Pranchère, p. 127). Cette définition risque fort d'être inintelligible si on l'oppose d'emblée aux thèses centrales de la Critique de la faculté de juger de L'originalité de Baumgarten est de vouloir donner au beau un fondement métaphysique sans rompre pour autant avec l'héritage rhétorique et humaniste. Définir la beauté comme perfection de la connaissance sensible implique la possibilité pour celle-ci d'être déterminée comme vérité d'un certain type, à savoir La vérité esthétique diffère de la mais ne s'y oppose pas; elle participe à une «   », celle des sens et des perceptions. Cette position explicitement cognitive exclut tout rapprochement avec une conception empirique et, naturellement, avec une théorie transcendantale de l'expérience esthétique. Contrairement à ce qu'on affirme encore volontiers, la de Baumgarten ne constitue nullement une sorte d'étape qui mènerait nécessairement aux solutions de la Critique de la faculté de juger; elle est l'expression d'une pensée originale, maintenant la tension entre les catégories de la rhétorique antique, celles de la métaphysique et de la sémiologie leibniziennes, et l'exigence philosophique.

a. L'analytique kantienne du Beau : sentiment de et jugement de goût

Chez l'usage de a pour condition le rejet principiel de et de toutes les implications philosophiques de ce mot. Dans la troisième Critique, toute détermination du beau est d'une certaine façon étrangère à l' au sens où l'entendaient et Schönheit ne renvoie jamais chez lui à une idée du beau ou à une conception intellectualiste, mais au problème du ou à une critique du goût. Une remarque du Nachlass montre bien toutes les difficultés que devra résoudre l' « La forme sensible d'une connaissance plaît (gefällt) ou bien comme un jeu de la sensation, ou bien comme une forme de l'intuition, ou bien comme un moyen de concevoir le bien. Dans le premier cas, il s'agit de l'attrait (Reiz); dans le second, du beau sensible (das sinnliche Schöne); dans le troisième, du beau tel qu'en lui-même (selbständigen Schönheit) » (Nachlass, 639, trad. fr. A.-D. Balmes et P. Osmo, in Kant-Lexikon, Gallimard, 1994, p. 74). Dans l'Analytique du Beau, le seul attribut véritable du beau, à savoir ce qui lui est exclusivement prédicable, c'est le sentiment de lui-même et non une quelconque propriété possible de l'objet. Ce sentiment de plaisir est premier et rigoureusement irréductible à toute et à toute esthétique. Afin de dépasser le solipsisme esthétique auquel risque d'aboutir cette conception de l'expérience du beau, Kant pose comme postulat une universalité subjective inhérente à la forme même du Mais ce postulat reste l'exigence d'un droit; celui-ci doit s'exprimer dans une communicabilité universelle qui, sans être la finalité de l'expérience esthétique, en est la justification. Dans les écrits précritiques comme dans la Critique de la faculté de juger, la signification propre de est indissociable de celle de comme judicium ou, plus précisément, comme jugement réfléchissant, donc comme affirmation de la subjectivité esthétique (voir goût).

B. Historicisation de l'art et système de la vérité (Hegel)

La relation qu'entretiennent les post-kantiens avec le maître de Königsberg est marquée par une volonté explicite de rupture. Dans son Système de la philosophie transcendantale (1800), montre la nécessité pour la pensée philosophique d'intégrer l' comme forme spécifique d' c'est-à-dire comme médiation entre la et la avait certes vu les liens entre la liberté et la nature dans le mais nullement dans l'ontogenèse de l'art lui-même. Cette reconnaissance des fonctions et de la nécessité métaphysique de l'art est au cœur de la conception hégélienne du Beau. Tout l'effort de va être de démontrer la nécessité interne du lien qui existe entre l' de l'art, et donc du beau, et la structure systématique de sa pensée philosophique :

« Ainsi, démontrer l'idée du beau (die Idee des Schönen) que nous prenons comme point de départ, c'est-à-dire dériver cette idée en toute nécessité des présupposés qui, pour la science, la précèdent et du sein desquels elle prend naissance, n'est pas la fin que nous nous proposons ici, mais c'est l'affaire d'un déploiement encyclopédique de la philosophie en sa totalité et de ses disciplines particulières. Pour nous, le concept de beau et de l'art est un présupposé donné par le système de la philosophie (Für uns ist der Begriff des Schönen und der Kunst eine durch das System des Philosophie gegebene Voraussetzung) » (Vorlesungen über die Aesthetik, 1, p. 43, trad. fr. J.-P. Lefebvre, 1, p. 36)

Ce passage développe clairement ce qui était déjà annoncé dans Le Plus Ancien Programme systématique de l'idéalisme allemand (texte retrouvé par Rozenzweig en 1917 dans des papiers ayant appartenu à Hegel, et dont l'attribution reste incertaine) : la réconciliation de l'art et de la philosophie, l'identification du beau et de l'art, de la pensée et de l'apparence, et surtout de l' et de la Subsiste cependant une ambiguïté inhérente à la pensée esthétique de Hegel : comment l'idée du beau artistique, c'est-à-dire du seul beau véritable, peut-elle à la fois s'enraciner dans la métaphysique et être la source à laquelle s'alimente le génie créateur de chaque artiste ? Et comment cette idée métaphysique peut-elle coïncider avec des modes d'apparition et de manifestation aussi divers que ceux de l'œuvre d'art ? En réalité, une compréhension intégrale du concept de beau supposerait une analyse régressive infinie des présupposés qui sont à l'œuvre dans le savoir encyclopédique de la philosophie et une analyse infinie de toutes les formes d'expression par lesquelles l'idée de beau s'actualise et se manifeste dans le temps de l'histoire de l'art.

C. L'illusion du (Nietzsche)

Par bien des aspects, les concepts esthétiques de ceux d' d' de comme condition de conservation de la vie sont redevables ou plutôt sont comme un effet lointain de la pensée de

« Rien n'est plus conditionnel, disons plus borné, que notre sens du beau (unser Gefühl des Schönen). Celui qui voudrait se le figurer, dégagé de la joie que l'homme cause à l'homme, perdrait pied immédiatement. Le “ beau en soi ” n'est qu'un mot, ce n'est même pas une idée (Das Schöne an sich ist bloss ein Wort, nicht einmal ein Begriff). Dans le beau l'homme se pose comme mesure de la perfection (als Mass der Volkommenheit); dans des cas choisis il s'y adore. Une espèce ne peut faire autrement que de se dire à elle-même oui de cette façon. Son instinct le plus bas, celui de la conservation et de l'élargissement de soi, rayonne encore dans de pareilles sublimités. L'homme se figure que c'est le monde lui-même qui est surchargé de beautés, il s'oublie en tant que cause de ces beautés. Lui seul l'en a comblé, hélas_! d'une beauté très humaine, rien que trop humaine_!… le jugement “ beau ”, c'est la vanité de l'espèce (das Urteil “ schön ” ist seine Gattungs-Eitelkeit) » (Götzen-Dämmerung, § 19, Werke, éd. K. Schlechta éd., Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997, t. 2, p. 1001; Le Crépuscule des idoles, trad. fr. J. Lacoste et J. Le Rider (éd.), t. 2, p. 1000)

Contrairement aux derniers esthéticiens idéalistes comme ou et même à dissocie clairement l' et le sur ce point, il fait du beau l'effet d'une une nécessaire en tant qu'elle stimule tout sentiment esthétique. Mais cette critique de l'idéalisme devient indissociable d'un refus de toute conception intellectualiste de l'idée de beau, entraînant nécessairement une perte de contenu de celle-ci.

A. L'embarras contemporain

La question de savoir aujourd'hui ce que pourrait encore signifier le mot est traité par des arguments relevant de la logique, de la sociologie, plus rarement de l'esthétique proprement dite, laissant transparaître tantôt une volonté d'élimination du concept, tantôt un désir de conservation et parfois de restauration d'une notion considérée comme anachronique, voire réactionnaire. Toute esthétique voulant aujourd'hui donner un contenu précis au concept de se trouve nécessairement devant une alternative : soit recourir à une construction métaphysique, au risque d'aboutir à une position difficilement tenable; soit remplir les conditions d'une démarche logico-sémantique, exposée toutefois à de multiples apories.

Ainsi, déclare : « Que l'art imite la nature, que la beauté soit expérimentable et rende perceptible la perfection divine, ne sont plus des informations plausibles à l'époque des usines de déchets et de l'athéisme » (Was ist Kunst ?, Munich, Wilhem Fink Verlag, 1998, p. 20). À ces assertions trop tranchées, répond par des propositions qui expriment de manière plus nuancée l'embarras contemporain : « La beauté n'est certes qu'un concept esthétique parmi d'autres, cependant, en raison de son vaste champ d'application, on l'a maintes fois considéré comme le concept dominant de toutes les qualités esthétiques et l'on a déterminé la théorie esthétique comme celle du beau. Cette conception est typique de l'ancienne esthétique » (Aesthetik, Berlin, New York, de Gruyter, 1998 p. 94). Étant donnée l'extrême difficulté qui existe à définir précisément ce qu'est une qualité esthétique et à théoriser avec rigueur une notion qui subsiste dans le discours ordinaire comme dans le discours philosophique, on peut dire que la signification des mots beau, beauty, Schönheit et autres reste largement indéterminée. Ce qui ne signifie nullement qu'ils soient vides de contenu, inactuels et impropres à un traitement conceptuel.

Jean François Groulier
et Fabienne Brugère (pour « Beauty »)


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