catharsis (katharsis [κάθαρσις]) [grec]
fr. purgation, purification
Le mot [κάθαρσις] est d'abord lié aux rituels de avant de devenir un terme hippocratique relevant de la théorie des Il a été investi par la Poétique d' qui a infléchi son sens en soutenant, contre que la et le peuvent soigner l'âme en lui donnant du Sous la traduction consacrée de « », il relève du discours classique sur la tragédie (Corneille, 1660), avant de réapparaître sous sa forme grecque dans les textes de critiquant critique d' (le grec, déjà présent dans l'anglais, revient alors dans le français à propos de Lessing, 1874, voir DHLF, s.v. « Catharsis »). En psychanalyse et en psychothérapie, la « », que dégage progressivement de son lien à l' est liée à l' à la décharge émotionnelle qui, par l'entremise du langage, permet d'évacuer l' lié à un événement traumatique. Entre purification et purgation, l'oscillation du sens, sous la constante d'un mot qui a traversé les langues, n'a cessé de donner matière à polémiques et à réinterprétations.
I. Du bouc émissaire au tragique
A. Purifier la cité
L'adjectif [καθαρός] associe la matérielle, celle du (il se dit chez d'un « endroit découvert »; il s'applique à l'eau, au grain, cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque), et la pureté de l' morale ou religieuse — ainsi, les Catharmes d' ou Purifications, contiennent aussi bien un projet de paix perpétuelle, construit autour de la métempsychose, que des interdits alimentaires. [κάθαρσις ] est le nom d'action correspondant au verbe [καθαίρω], « nettoyer, purifier, purger ». Il a d'abord le sens religieux de « », et renvoie en particulier au rituel d'expulsion pratiqué à Athènes la veille des Thargélies. Au cours de ces fêtes, traditionnellement dédiées à Artémis et à Apollon, on offrait un pain, le [θάργηλος], fait des prémices de la moisson; mais il fallait d'abord purifier la cité, en expulsant des criminels (cf. lexique d'Harpocration : « Les Athéniens, lors des Thargélies, excluent deux hommes, comme exorcismes purificatoires, de la cité, l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes »), puis des boucs émissaires, selon le rituel du [ϕαρμακός]. Apollon lui-même est dit katharsios [καθάρσιος], purificateur, d'ailleurs contraint à la purification après le meurtre de Python à Delphes : selon le du Cratyle, il est bien nommé apolouôn [ἀπολούων], « qui lave », dans la mesure où la musique, la médecine et la divination qui le caractérisent sont autant de katharseis [καθάρσεις] et de katharmoi [καθαρμοί], de pratiques de purification (405a-c).
B. La purification philosophique : la séparation de l'âme et du corps
La méthode purgative qui vaut pour le corps (selon les kathairontes [καθαίροντες], les purgateurs, « pour que le corps puisse profiter de la nourriture, il faut d'abord évacuer les obstacles [ta empodizonta (…) tis ekbalêi (τ ὰ ἐμποδίζοντα […] τις ἐκϐάλῃ )] », Platon, Le Sophiste, 230c) vaut pour l'âme, qui ne peut assimiler les savoirs sans avoir été purgée de ses opinions par l' [ἔλεγχος], la (« elle est pure quand elle pense savoir juste ce qu'elle sait, et rien de plus », ibid., 230c-d). Mais il est une encore plus radicale que transpose du domaine religieux, orphique et pythagoricien, à la philosophie (cf. E.R. Dodds, Les Grecs et l'Irrationnel, ch. 3 et 5) : « Purification [katharsis], n'est-ce pas justement ce qui se produit comme dit l'antique formule : séparer ( [χωρίζειν]) le plus possible l'âme du corps » (Phédon, 67c); si seul le pur, la pensée épurée, peut se saisir du pur, du sans mélange (« to [τὸ εἰλικρινές] », ibid., 67b) qu'est la ne faut-il pas que l évacue le ?
C. « » et homéopathie
La lie la à la et à la tant dans le domaine religieux, voire politique ( dans les Lois [V, 735b-736a], décrit les épurations douloureuses comme les seules efficaces), que dans le domaine médical. Dans la médecine hippocratique, elle se rattache à la et nomme le processus de purgation physique par lequel les sécrétions mauvaises sont expulsées, naturellement ou artificiellement, par le haut ou par le bas : le terme peut désigner aussi bien la purge elle-même que la défécation, la diarrhée, le vomissement, les menstrues (par ex. Hippocrate, Aphorismes, 5, 36; 5, 60; cf. De mulierum affectibus). Ce sens hippocratique vaut dans tout le corpus naturaliste d' (dans l'Histoire des animaux, VII, 10, 587b, le terme désigne par exemple la rupture de la poche des eaux, les pertes, etc.; cf. H. Bonitz, Index aristotelicus, s.v.). Cependant, en tant que remède — gr. to [τὸ ϕάρμακον], le même mot, au neutre, que celui désignant le bouc émissaire -, la katharsis implique plus précisément l'idée de médecine homéopathique : il s'agit avec la de guérir le mal par le mal, le même par le même; c'est d'ailleurs pourquoi tout pharmakon est « » autant que « », le dosage du mal produisant seul un bien.
D. Les mélodies cathartiques
On tient là l'une des clefs possibles du sens rhétorique, poétique et esthétique de la que le Lausberg caractérise comme « une hygiène homéopathique de l'âme » (H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, § 1222, p. 591). À ce type de cure se rattache la opérée par les sacrées, dont il est question dans la Politique d' Il y a des individus enthousiastes, possédés, « qu'on voit se calmer sous l'effet des mélodies sacrées, chaque fois qu'ils ont recours aux mélodies qui jettent l'âme hors d'elle-même (tois exorgiazousi […] melesi [τοῖς ἐξοργιάζο`σι (…) μέλεσι]), comme s'ils avaient rencontré là remède et purge (iatreias […] kai katharseôs [ἰατρείας (…) καὶ καθάρσεως]) » (VII, 1342a 7-11). Plus généralement, la katharsis est, pour Aristote (qui renchérit sur un qu'il salue mais subvertit, cf. République, III, à partir de 398), l'une des fonctions de la à côté de l'éducation et d'une bonne conduite de la vie, avec loisir et relâchement de la tension : pour tous ceux que tient la passion « se produit une catharsis, c'est-à-dire qu'il y a un allègement accompagné de (kouphizesthai meth' hêdonês [κο`ϕίζεσθαι μεθ᾽ ἡδονῆς]). Comme les mélodies sacrées, les mélodies cathartiques procurent aux hommes une joie dépourvue de nuisance (kharan ablabê [χαρὰν ἀϐλαϐῆ]) » (Politique, 1342b 14-16).
E. « », « » et
Ce sens homéopathique est maintenu dans la Poétique : « en représentant la et la (di'eleou kai phobou [δι᾽ ἐλέο` καὶ ϕόϐο`]), la tragédie réalise une épuration (katharsin [κάθαρσιν]) de ce genre de passions » (6, 1449b 27-28). Il s'agit d'une épuration du même par le même, ou plutôt par la du même. Mais, contrairement au corybantisme où il s'agit de guérir l'âme d'une folie furieuse, le spectateur de a toute sa tête; il n'a pas besoin d'être guéri. D'où un second sens, en quelque sorte allopathique : les sont purifiées par le regard du spectateur qui assiste à la représentation, et cela dans la mesure où le poète lui donne à voir des objets eux-mêmes épurés, transformés par la [μίμησις] : « Il faut agencer l'histoire de façon qu'en écoutant les choses arriver on frissonne et on soit pris de pitié […] ce que le poète doit procurer, c'est le plaisir qui par la représentation provient de la pitié et de la frayeur » (14, 1453b 4-13; cf. éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, ch. 6, n. 3, p. 190). L' c'est-à-dire la représentation d'épures au moyen d'une œuvre musicale ou poétique, substitue le à la peine. C'est au fond le plaisir qui purifie les passions, les allège, leur enlève leur caractère excessif et envahissant, les remet à leur place dans un point d'équilibre.
Enfin, pour radicaliser la il faut, avec le médecin sceptique choisir pour l'âme comme pour le corps un remède capable de « s'éliminer lui-même en même temps qu'il élimine les humeurs » ou les dogmes : les manières de s'exprimer sont ainsi, dans leur forme même qui inclut le la la l' auto-cathartiques (Esquisses pyrrhoniennes, I, 206; cf. II, 188; cf. A.-J. Voelke, « Soigner par le logos »).
II. Purgation des et purification des dans le
Ce double sens, qui lie le au fonde toute l'ambiguïté et en même temps la richesse des interprétations postérieures. L'influence exercée par la Poétique d' sur la théorie française du s'accompagne d'une réélaboration de la problématique antique en fonction d'enjeux nouveaux, liés à une conception profondément différente des En effet, dans une perspective chrétienne, ce sont les passions elles-mêmes, et non plus seulement leur excès, qui sont considérées comme mauvaises. Il ne s'agit plus de purifier les passions mais de se purifier des passions, c'est-à-dire de purifier les Ce que les auteurs du XVIIe siècle entendent par « purgation des passions » n'a donc pas tout à fait le sens qu'avait la chez Aristote. Les Français accentuent l'aspect moral et surtout pédagogique attaché à l'idée de katharsis théâtrale. « La fin principale de la poésie est de profiter […] en purifiant les mœurs », écrit ainsi le (Réflexions sur la Poétique, IX). « La poésie est un art qui a été inventé pour l'instruction des hommes […] On traite des malades, et la tragédie est le seul remède dont ils soient en état de profiter, car elle est le seul divertissement où ils puissent trouver de l'agréable avec l'utile », écrit de même dans la préface à sa traduction française de la Poétique d'Aristote (1692). Bien qu'elle se réclame de l'autorité d'Aristote, cette manière de concevoir la purgation des passions au théâtre a peu à voir avec la katharsis aristotélicienne. commet le même contresens lorsqu'il critique Aristote sur ce point, refusant pour sa part l'idée que la puisse purifier les passions des spectateurs : il croit s'écarter d'Aristote, alors qu'il ne fait que s'opposer à l'interprétation que ses contemporains en donnent. est l'un des rares à être fidèle à Aristote : « La tragédie, écrit-il, excitant la pitié et la terreur, purge et tempère ces sortes de passions, c'est-à-dire qu'en émouvant ces passions, elle leur ôte ce qu'elles ont d'excessif et de vicieux, et les ramène à un état modéré et conforme à la raison » (Œuvres complètes, t. 2, p. 919, cité par dans sa traduction de la Politique d'Aristote, Vrin, 1970, t. 2, p. 583, n. 3) — il est vrai que, à la différence de Corneille, Racine entendait le grec, et qu'il traduisit et annota des passages entiers de la Poétique et de l'Éthique à Nicomaque.
⇒ 2 encadré D'Aristote à Corneille et retour
Fort de la critique de mais en même temps respectueux de la et de ce qu'il croit être la pensée d' développe à ce sujet une réflexion assez embarrassée qui se conclut de la manière suivante : « La tragédie purge donc les passions à peu près comme les remèdes guérissent, et comme les armes défensives garantissent des coups des armes offensives. La chose n'arrive pas toujours, mais elle arrive quelquefois ! » (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture [1719], section 44, « Que les poèmes dramatiques purgent les passions », rééd. ENSBA, 1994, p. 148).
III. La « » en psychanalyse
La « » appartient à la préhistoire de la psychanalyse. Elle a été développée par et à partir de leur recherche sur l'étiologie des symptômes hystériques, ainsi qu'ils l'exposent dans leur ouvrage Studien über Hysterie [Études sur l'hystérie] [1895]. En recherchant les causes des phénomènes pathologiques de l' les deux médecins viennois remarquent que les symptômes présentés par leurs patients ont une connexion causale avec une que le patient ne peut se rappeler consciemment (cf. Über den psychischen Mechanismus hysterischer Phänomene [Le Mécanisme psychique des phénomènes hystériques] [1893], in Studien über Hysterie, p. 81; trad. fr., p. 1). L'affect impliqué dans ce « [ ] », « coincé [eingeklemmte] » et ne se déchargeant pas par les voies normales, se transforme en conversion hystérique. « La “ catharsis ” se produit alors, sous traitement, par ouverture de la voie menant à la conscience et par décharge normale de l'affect (normale Entladung des Affekts) » (« Psychoanalyse » und « Libidotheorie » [« Psychanalyse » et « théorie de la libido »] [1922], p. 213; trad. fr., p. 185). Le « », ainsi nommé par Breuer, consiste à soigner le patient via la en employant l' Le du « trauma psychique » est en effet normalement suivi par une décharge d'affect ( ), qui constitue la « catharsis » proprement dite (cf. Selbstdarstellung [Autoprésentation] [1924], p. 46-47; trad. fr., p. 69).
Après la publication des Études sur l'hystérie, les positions des deux collaborateurs par rapport à l'étiologie de l'hystérie divergent définitivement : « Breuer privilégiait une théorie pour ainsi dire physiologique », alors que vérifiait le contenu sexuel à l'origine des phénomènes hystériques, en relevant aussi l'importance de « la différenciation entre actes animiques inconscients et conscients » (ibid., p. 47 et 46; trad. fr., p. 70 et 69). Par la suite, Freud abandonne l' et la en faveur de l' créant ainsi la « ». Pourtant, l'efficacité de la a permis à Freud de vérifier deux résultats fondamentaux, qui se sont maintenus ultérieurement, comme il le dit lui-même : « premièrement : les symptômes hystériques ont sens et signification, du fait qu'ils sont un substitut des actes animiques normaux; et deuxièmement : que la mise à découvert de ce sens inconnu coïncide avec la suppression des symptômes, que donc se recouvrent ici recherche scientifique et effort thérapeutique » (« Psychoanalyse » und « Libidotheorie », op. cit., p. 212; trad. fr., p. 184).
Barbara Cassin, Jacqueline Lichtenstein, Elisabete Thamer
bibliographie
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Outils
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© Le Seuil / Dictionnaires le Robert, 2019.